Middle East Watch

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© George – décembre 2024


De la propagande : entretiens avec David Barsamian - Fayard 2002

Pour raisons d’Etat

jeudi 25 ربيع الأول 1428, par Noam Chomsky

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Que répondez-vous à ceux qui, entendant votre critique d’Israël et de son recours à une force excessive, vous demandent : et la Syrie ? Pourquoi ne parlez-vous pas de la Libye ou de l’Irak ? La situation n’y est-elle pas infiniment pire ?

Bien sûr. J’ai parlé du Pakistan à l’instant. Ces pays sont bien pires. J’en conviens. Je ne critique pas vraiment. Je me contente de citer Human Rights Watch et Amnesty International. Ces commentaires sont très prudents. Je m’en tiendrais à leur point de vue qui consiste à dire que nous devons respecter la loi explicite des Etats-Unis, qui interdit de verser de l’aide aux pays qui ont systématiquement recours à la torture. Je ne crois pas que nous devions envoyer de l’aide à l’Irak. J’ai protesté vigoureusement quand nous le faisions avant la guerre du Golfe. Nous ne devrions envoyer d’aide ni à la Syrie ni à Israël.

C’est évidemment une remarque théorique s’agissant de l’Irak et de la Syrie. Mais si vous regardez l’aide fournie par les Etats-Unis - et c’est une remarque que j’ai souvent faite, de même que Human Rights Watch et d’autres-, tous ses récipiendaires sont des Etats qui recourent systématiquement à la torture. Il s’agit principalement d’Israël, de l’Egypte, de la Turquie, du Pakistan et de la Colombie. Et cette aide est illégale.

Encore une chose à propos de la torture. Il n’y a pas qu’à l’étranger que les Etats-Unis la soutiennent. Cela arrive aussi chez nous et c’est encore plus lourd de sens pour nous. Amnesty International vient de publier un long rapport là-dessus, par exemple.

La situation étant ce qu’elle est, ne peut-on supputer qu’une entité palestinienne va recevoir le statut d’Etat assez vite ? Il s’agira d ’un Etat tronqué, aux allures de
bantoustan. Qu’est-ce que cela signifie pour la paix à long terme et la stabilité dans la région ?

Comment évoluera un Etat palestinien ? C’est bien difficile à prédire. Le plan américano-israélien, et cela ne concerne que le parti travailliste israélien, les "colombes ", consistait à mettre en place une sorte de solution sud-africaine. J’ai écrit là-dessus en détail pendant des années. Depuis 1971, et c’est l’une des contributions de Kissinger au bien-être de l’humanité, les États-Unis sont isolés sur le plan international dans leur opposition concernant deux points : le retrait d’Israël des territoires occupés et la reconnaissance des droits palestiniens à un Etat.

L’une des réussites de la guerre du Golfe, c’est d’avoir permis aux Etats-Unis de faire passer en force leur propre programme unilatéral d’abord à la conférence de Madrid, puis lors des négociations d’Oslo. C’est ce qu’on appelle le "processus de paix" aux Etats-Unis, car ces derniers en sont les inspirateurs. Cela en fait un processus de paix. Il repose sur deux principes de base, soutenus quasi unilatéralement par les Etats-Unis depuis les années 1970. Le premier, c’est qu’il n’y aura pas de retrait israélien sur les frontières de juin 1967, internationalement reconnues. Ce retrait ne sera que partiel, conforme à ce que décideront les Etats-Unis et Israël, contrairement à l’interprétation de la résolution 242 avancée quasiment par le monde entier, y compris d’ailleurs par les Etats-Unis jusqu’à ce que Kissinger arrive aux affaires, en 1971. Le second principe, c’est qu’il ne peut y avoir reconnaissance du droit palestinien à un Etat.

Jusqu’à très récemment, des " colombes " israéliennes de premier plan, comme Shimon Peres, s’opposaient de manière inflexible à l’idée d’un Etat palestinien. C’est une position très sotte. Il n’y a aucune raison, à leurs yeux, d’être du côté raciste de l’apartheid en Afrique du Sud qui est, d’un point de vue réaliste, le modèle. En Afrique du Sud, au début des années 1960, quand on a mis en place les régions réservées aux Noirs, les bantoustans, on les a baptisées " Etats ". Le premier, le Transkei, était un Etat. Personne ne le reconnaissait sur le plan international, mais c’était un état. L’Afrique du Sud subventionnait même les bantoustans.

Je me trouvais récemment en Israël pour donner des conférences, lors du trentième anniversaire de l’occupation : j’ai cité un passage sur les bantoustans extrait d’un livre d’histoire de l’Afrique du Sud bien connu. Tout commentaire était superflu. N’importe qui ayant les yeux ouverts pouvait comprendre. Il y a beaucoup de gens qui refusent tout simplement d’ouvrir les yeux, dont la plupart des " colombes ". Mais si l’on fait attention à la situation, la description de ce livre est pertinente. Quelle absurdité, donc, de la part d’Israël de prendre le parti des racistes d’Afrique du Sud sous l’apartheid ! Je présume que, tôt ou tard, ils accepteront d’appeler ces " choses " des Etats.

Le ministre de l’information du Likoud, David Bar-lllan, a écrit quelque part : ils peuvent lui donner le nom qu’ils veulent. lls peuvent l’appeler " poulet frit " si ça leur chante. Ou ils peuvent l’appeler un " Etat ". Peu importe. C’est l’approche raisonnable. Qu’ils l’appellent " poulet frit ". Qu’ils l’appellent " Etat " aussi longtemps que nous avons les ressources, les terres arables et l’eau, que nous veillons à ce que les confettis que nous leur abandonnons sont administrés par une force de sécurité palestinienne très brutale que nous contrôlerons. En fait, la CIA est désormais partie prenante, ouvertement, dans le contrôle des forces de sécurité palestiniennes.
C’est parfait. lls peuvent l’appeler " poulet frit " ou " Etat " s’ils le désirent. C’est la position raisonnable et Shimon Peres s’y est rallié. L’homme de paix a finalement décidé que, oui, ils peuvent appeler " ça " un " Etat ".

Quelles sont les possibilités à long terme ? Cela dépend. Quelles étaient les possibilités à long terme pour le Transkei ? Si les États-Unis avaient initié l’établissement des bantoustans et les avaient vigoureusement soutenus, les perspectives à long terme auraient été excellentes pour la survie des bantoustans pas pour la majorité des habitants, bien sûr. En fait, les États-Unis ne les ont pas initiés. Ils les ont certainement tolérés, mais pas soutenus. Quant aux mouvements de résistance d’Afrique du Sud, ils ne leur ont pour ainsi dire pas prêté attention. Si vous jetez un œil sur les histoires de la résistance, vous verrez que certains les mentionnent, mais ils n’envisageaient pas de s’attarder dessus. lis voulaient la libération de l’Afrique du Sud, pas quelques subsides en plus pour le Transkei. Là n’était pas le problème.

Mais dans cette région, en Israël-Palestine, il en va tout autrement. L’établissement des bantoustans est initié par les États-Unis. C’est une résultante de la position américaine maintenue unilatéralement depuis un quart de siècle. Si les États-Unis soutiennent ces créations, tout le monde ou presque leur emboîtera le pas. Les Américains ne sont-ils pas les gendarmes du monde, en particulier dans cette région ? Si l’ Etat palestinien est créé sous l’égide des Israéliens, dirigé par un pouvoir fort, les Etats-Unis feront plus que le soutenir, ils lui donneront une aide et une assistance directes, tout comme l’Europe. Cela suffira peut-être à mater les Palestiniens. Nous ne le savons pas. C’est difficile à savoir.

On constate des signes irréfutables d’opposition aux accords tels qu’ils s’esquissent dans les territoires.

Il y a deux jours à peine, j’ai pris connaissance de sondages réalisés par certains groupes israéliens et portant sur le comportement des Palestiniens dans les territoires.
Ils mesuraient notamment le soutien aux actes de violence contre Israël. Ce soutien augmentait. Dans le dernier sondage, il dépassait 50 % et il continue à monter. C’est une conséquence de leurs conditions de vie.

Depuis la mise en oeuvre des accords d’Oslo, la qualité de vie dans les territoires, qui était très mauvaise auparavant, s’est sérieusement dégradée. En outre, elle a décliné à la manière caractéristique du tiers-monde. A Gaza, la grande majorité de la population a du mal à trouver de quoi manger et boire. Plus grave, elle a devant les yeux les superbes villas avec vue sur la mer que se font construire les gangsters de l’Autorité palestinienne.
Les accords de Wye, les derniers en date, sont inhabituels. C’est peut-être une première s’agissant de traités internationaux. Ils appellent en substance à la violation des droits de l’homme. L’une des conditions posées par ces accords est que l’Autorité palestinienne aura recours à la répression pour s’assurer qu’on ne s’opposera pas à leur mise en oeuvre. C’est assez énorme.

Aucune personne sensée ne peut douter de la nature de la répression en question. Elle est très brutale : tortures, meurtres, emprisonnements sans procès. C’est ce que l’Autorité palestinienne est censée faire sous le contrôle de ses mentors de la CIA et d’Israël. Les accords de Wye ne le disent pas aussi explicitement, mais ils reviennent à cela. Israël prétend à présent que les Palestiniens ne respectent pas cette obligation et c’est pourquoi il retarde les négociations.

Quant à savoir si cela marchera ou pas, qui sait ? Une fois encore, si Israël a un peu de bon sens, il suivra le modèle des racistes blancs dans l’apartheid sud-africain, qui subventionnaient en effet les bantoustans. Mais pas Israël. Il ne donne pour ainsi dire aucune aide aux territoires qu’il a occupés. En fait, c’est un scandale qui s’est produit sous l’occupation israélienne. Israël veut bien que l’Europe déverse de l’argent dans les poches palestiniennes, dont la majeure partie est détournée par Arafat et ses amis pour être placée dans les banques israéliennes. Les Israéliens veulent bien que ça se passe ainsi, ce qui leur permet ensuite de se plaindre de la corruption et de la brutalité. Mais ils ne font rien pour les territoires.

Les industriels israéliens ont dénoncé une telle attitude pendant des années, même avant les accords d’Oslo. Ce qu’ils devraient faire, c’est former une organisation de type maquiladoras ou bantoustans sud-africains. Créer des sites industriels là où la main-d’oeuvre est quasiment gratuite, dans une situation misérable. Inutile de se soucier des conditions de travail ou de quoi que ce soit d’autre de ce genre. À partir de ce moment-là, les Palestiniens n’entreront plus en Israël pour faire les tâches. Ils seront parqués là-bas. Mais nous réaliserons d’immenses profits et nous contrôlerons les exportations une sorte de système de maquiladoras. Ça serait infiniment plus sensé.
Jusqu’ici, ils se sont montrés trop racistes pour faire ça. Mais s’ils atteignent le niveau colonialiste moyen comme les Etats-Unis en Amérique centrale ou, encore une fois, l’Afrique du Sud et ses bantoustans , s’ils s’élèvent à ce niveau, ils permettront le genre de développement contrôlé que connaissent Haïti, le nord du Mexique ou le Salvador.

Voyez-vous le moindre vestige du vieux rêve sioniste, d’une aspiration que vous avez partagée, d’un Etat fédéré binational où juifs israéliens et Arabes palestiniens pourraient partager la terre de Palestine ?

Chose assez intéressante, cela finit par revenir. Quand j’écrivais là-dessus, il y a une trentaine d’années, on m’avait pour ainsi dire banni du monde civilisé. En Israël,
ils ont publié une causerie que j’avais faite à ce sujet dans l’un des journaux les plus à gauche, les plus " colombes ", New Outlook, mais ça n’a pas empêché de sauvages critiques. Comment avait-on le front de dire des choses pareilles ? Je vis débarquer chez moi des délégations d’intellectuels israéliens, des " colombes " notoires, pour me conspuer.

Aux Etats-Unis, le débat n’était même pas possible. Aujourd’hui, on commence à en entendre parler. Meron Benvenisti, qui est un dissident, mais bien à l’intérieur de l’éventail politique israélien, a émis une proposition analogue dans un ouvrage récent J’ignore s’il est très sincère, du moins il en parle. On en parle aussi dans les revues intellectuelles israéliennes. On fait ce genre de propositions. Là encore, j’ignore avec quelle sincérité. Cela reste marginal.

Au sein de la communauté arabe palestinienne, la proposition a beaucoup plus d’écho. Azmi Bishara, philosophe arabe de nationalité israélienne et désormais membre de la Knesset, a écrit et parlé à ce sujet en public. Ses articles sont publiés dans Ha’aretz, l’équivalent du New York Times en Israël. On le critique vigoureusement, mais il s’exprime.
Ce qu’il dit en substance, et je pense qu’il a raison, c’est que la lutte pour l’état palestinien est vaine. L’heure en est passée. Le problème désormais, c’est de se battre pour les droits civils et humains au sein de l’état d’Israël lui-même car ils n’existent pas pour la population arabe sur bien des points fondamentaux , puis dans toute la région. On aboutira à un état laïque démocratique, peut-être un état binational ou une fédération. Très récemment, le New York Times Magazine a même publié un article d’Edward Said sur cette question.


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