Middle East Watch
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© George – décembre 2024
Free Palestine
mercredi 13 جمادى الآخرة 1431, par
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Interview réalisée par Belkacem Adda Benyoussef et Chris Den Hond, avril 2010.
"Trois fois par an, depuis 9 ans, je me rends à Gaza avec mes équipes. C’est pour travailler, mais à chaque fois, on prend un peu la température de l’opinion et on voit cette opinion se modifier au fait des mois et des années. Et actuellement la température de l’opinion à Gaza n’est pas très bien retranscrite dans nos médias.
Le grand clivage, le décalage s’est constitué très précisément à partir de février 2006, quand le Hamas a gagné les élections. Instantanément, l’aide de l’Union européenne a été stoppée. Lors de cet arrêt de l’aide, une partie de ceux qui soutiennent les Palestiniens n’ont protesté que très mollement, car finalement, l’arrivée au pouvoir du Hamas ne correspondait pas à l’idée que certains se font de leur idéal politique, et on a vu une partie du mouvement de solidarité à la Palestine se retirer doucement ou se ramollir. Et c’est une tendance qui s’est accélérée lorsque le Hamas a pris le pouvoir en juin 2007. Là on a vu apparaître un clivage, et même plus : dans l’argumentaire d’une partie de ce mouvement pour la Palestine anti-Hamas, on retrouve bien souvent quelque chose qui peut constituer une alliance objective avec la partie du Fatah qui est franchement collaboratrice et qui aujourd’hui a basculé pratiquement du côté israélien et américain.
Enorme propagande anti-Hamas
Je me souviens d’avoir été reçu dans un petit village où j’avais soigné un certain nombre de blessés. C’est le nouveau maire Hamas et l’ancien maire Fatah qui m’ont reçu tous les deux, la main dans la main, on a fait le tour des popotes, on est allé voir la grand-mère, ils ont fait la prière ensemble, autrement dit, la société palestinienne est une société profondément islamisée. Et cette séparation de pouvoir politique et religieux qui chez nous est un peu une doctrine rigide, là-bas, c’est un peu différent. Mais il n’est pas question pour le Hamas de participer à un régime politique qui ne soit pas un régime démocratique. Les lois fondamentales sont respectées, les élections (un homme, une femme, une voix ; on est élu, on gouverne ; on est battu, on rentre chez nous). Il n’est pas question qu’il y ait un pouvoir qui se rajoute au pouvoir politique habituel. Donc c’est un parti qui est bien entendu empreint de valeurs religieuses, mais je dirais de ce que ces valeurs religieuses ont de positif, c’est-à-dire l’éthique, le respect des droits de l’homme, l’égalité, tout ce qui fait la vraie démocratie.
Il y a une énorme propagande anti-Hamas. Il y a très peu de voix qui s’expriment en français pour dire quel est le vrai programme du Hamas. Pourtant ce programme est écrit. Il y a eu un programme électoral en 14 points en février 2006 avant les élections parlementaires, que le Hamas a remporté très largement. D’ailleurs nous l’avions prévu, c’était inscrit dans l’ambiance de l’opinion. Et à la suite de la prise du pouvoir du Hamas en juin 2007 aussi, il y a eu un programme très précis dont personne ne parle. C’est là une partie de la propagande, parce que ce programme est parfaitement démocratique. Alors il y a une propagande en face et moi je souffre quand une partie du mouvement de soutien à la Palestine embraye et en rajoute. Il y a quelques jours on m’a dit : "Le Hamas a supprimé les fêtes chrétiennes, le Hamas réprime la population chrétienne". Je sais que mon ami Mohammed Rantissi a passé avec sa femme les fêtes de Noël avec les petites sœurs de Jésus à Gaza ! Il y a des petites sœurs de Jésus à Gaza qui font un travail social remarquable depuis plus de 30 ans et elles travaillent comme toutes les religieux chrétiens dans les pays musulmans, c’est-à-dire qu’elles sont acceptées à condition de ne pas faire du prosélytisme. C’est la même chose en Algérie.
Travailler le dimanche...
Quand on dit : "Des fêtes chrétiennes sont supprimées", qu’est-ce qui se passe à Gaza ? Il y a le vendredi, le grand jour des musulmans, qui est chômé l’après-midi. Le samedi est chômé également. Alors le dimanche ? Ce qu’on me dit là-bas, c’est qu’on est sous siège : est-il raisonnable dans un pays qui est soumis au pire des sièges que les administrations, les écoles, les hôpitaux soient arrêtées de fonctionner deux jours et demi par semaine ? Donc la décision n’est pas encore prise me dit-on, mais il est clair qu’on souhaite travailler le dimanche.
On m’a interrogé sur le fait que les garçons et les filles seraient séparés à l’école et que ce serait une disposition nouvelle : ça m’a fait rire, parce que c’est pas nouveau. Ca a toujours été comme ça. Alors je ne porte pas un jugement, je dis simplement, regardons-nous. Il y a pas très longtemps, la séparation entre garçons et les filles étaient la situation dans nos écoles et là-bas ce n’est absolument pas une disposition nouvelle prise par le Hamas.
Il faut un vrai travail de journaliste
Je n’ai pas entendu au cours de mes soirées tête-à-tête avec des responsables politiques Fatah ou indépendants qu’il y ait aujourd’hui des prisonniers politique dans les prisons de Gaza. Je ne dis pas qu’il n’y en a pas, je n’en sais rien, il y a un vrai travail de journaliste à faire, mais des vrais journalistes. C’est très difficile pour des vrais journalistes, des journalistes à peu près indépendants, pour entrer dans Gaza. Il faut avoir une accréditation israélienne. Donc c’est filtrée. Bien des fois il y a eu des "journalistes" envoyés là-bas qui en réalité étaient chargés de donner des renseignements aux Israéliens de façon à permettre des assassinats ciblés ou des arrestations, donc le vrai travail de journaliste n’est pas fait à Gaza, en tous cas par les occidentaux.
Une bonne administration à Gaza
L’une des questions importantes c’est la sécurité. Avant 2005, quand il y avait des colonies à l’intérieur de la bande de Gaza, il n’y avait pas de sécurité, parce que les colonies étaient interfacées, intercalées, enclavées avec une énorme zone de contact avec la population palestinienne et il y avait des tirs toute la nuit, parfois toute la journée, il y avait toujours un risque de se prendre une balle perdue, donc il n’y avait pas de sécurité. Il y avait d’ailleurs énormément de passants, de femmes qui étendaient leur linge qui ont été tuées et notamment à la frontière égyptienne avec les tours israéliennes ; il y a eu des massacres sur la ville de Rafah. Un de mes élèves, le docteur Samir Al Jazy, a été tué chez lui un soir, une balle qui est passée par la fenêtre et qui venait d’une tour israélienne.
Depuis que les colonies ont été évacuées, tout ceci a disparu et on a vu revenir l’insécurité sous une autre forme et je l’ai vécu. C’est dans la période entre le moment où le Hamas avait gagné les élections parlementaires et la prise de pouvoir en juin 2007 : février 2006-juin 2007, un an et demi. J’ai fait plusieurs missions à ce moment-là. Là il y avait une véritable insécurité car il y avait effectivement deux polices dans la rue. J’ai vu arriver dans la bande de Gaza des pick-ups chargés de soldats et d’armes toutes neuves, j’ai vu des blindés légers dans la bande de Gaza, donc il y avait une véritable insécurité que nous avons vu disparaître du jour au lendemain à la suite de la prise de pouvoir par le Hamas, le mi juin 2007. Nous avons fait une mission début juillet 2007 et à ce moment-là, il n’y avait pas de coups de feu, on pouvait se promener à pied dans la rue le soir sans aucun problème.
Cette sécurité institutionnelle, organisée persiste jusqu’aujourd’hui et en même temps on assiste au moins visuellement à une bonne administration : les routes ont été dégagées, les trottoirs sont refaits, des carrefours en rond points pour éviter que les voitures ne roulent trop vite, il y a une véritable organisation, il y a des gens qui nettoient la rue, les rues sont propres et on voit qu’il y a une volonté aussi d’essayer de mettre une bonne partie de la population au travail (80% sont au chômage). Des quartiers entiers sont démolis, ont été écrasés sous les bombes en janvier 2009, la plupart de ses bâtiments totalement détruits – j’ai été très surpris en janvier 2010 – sont coupés en petits morceaux et récupérés pour la reconstruction. Des centaines de jeunes récupèrent du sable sur la plage de Gaza en prévision de la reconstruction. C’est un peu à la Chinoise, quand on n’a pas de moyens, on utilise les moyens humains et on voit que toute cette population est au travail. Ce sont des signes d’une administration qui fonctionne.
Un élément aussi sont les fonctionnaires, ceux qui ont un salaire régulier, étant donné que les entreprises privées ont énormément de difficultés à vivre, il y a des familles entières qui vivent du salaire des fonctionnaires. Là aussi il y a un jeu qui est extrêmement pervers joué par le Fatah, par l’Autorité palestinienne. Les fonctionnaires qui travaillent voient leur salaire coupé par Ramallah. Un policier par exemple m’a dit qu’il ne travaille pas, parce que s’il travaillait, son salaire serait coupé. Il reste donc chez lui à ne pas travailler. J’ai constaté la même chose chez un médecin, ce qui est beaucoup plus grave. Il nous a dit que s’il allait à l’hôpital pour travailler, son salaire serait coupé.
Là aussi, la propagande anti-Hamas s’est fait des gorges chaudes du remplacement des enseignants à l’école et des médecins à l’hôpital, mais il est clair que si un enseignant ne vient pas faire ses cours, il faut que quelqu’un le fasse à sa place. Et on entend rarement critiquer cette politique de sape de l’Autorité palestinienne.
L’embargo n’est pas efficace
Dix ans de siège, d’embargo en Irak ont été une catastrophe qui a d’ailleurs contribué exactement à l’effet inverse de ce que souhaitaient les Américains, c’est-à-dire à monter définitivement et pour une génération voir d’avantage la population irakienne contre les Américains. Et bien là l’embargo a exactement le même effet, c’est-à-dire qu’il accentue tous les jours un peu plus le fossé entre la population palestinienne et le monde occidental. En plus cet embargo sur le plan des salaires n’est pas efficace, tout simplement parce que l’argent vient d’ailleurs. Les Palestiniens n’ont pas besoin de l’argent européen ou américain. Ce n’est pas nouveau d’ailleurs, ils disaient la même chose en 1948 : "Nous voulons des accords politiques, nous sommes des citoyens du monde, nous avons une dignité, nous ne sommes pas des mendiants." Les conférences d’Annapolis et d’autres sont ressenties comme totalement grotesques. Je me souviens bien à la fin des bombardements en janvier 2009, alors qu’on parlait de la « reconstruction de Gaza », il y avait l’unanimité autour de moi pour dire : "Nous ne voulons pas d’argent, c’est complètement secondaire".
D’abord on voit une véritable volonté d’organisation de l’alimentation de la population. On le voit au niveau de produits qui viennent encore d’Israël. Il y a quelques dizaines de camions qui passent chaque jour pour un 1 million cinq cents mille habitants. Avant l’embargo, c’était 300 camions par jour. Il y a une lutte entre l’Autorité de Gaza et les Israéliens pour qu’on n’introduise pas n’importe quoi dans la bande de Gaza. Les Israéliens essayent d’envoyer les produits périssables ou quand ils ont des surplus. Et quand ça ne correspond absolument pas aux besoins de la population, il y a une protestation. Un moment donné, ils avaient absolument besoin du blé pour faire de la semoule, qui est quand même la base de l’alimentation, tandis que des produits agricoles en surplus en Israël arrivaient à Gaza.
On ne le dit pas assez, mais les Israéliens ont besoin de la Palestine pour écouler un certain nombre de produits et un certain nombre de producteurs israéliens ne sont pas du tout satisfaits de cet embargo.
Les prix montent, y compris avec les produits israéliens, car souvent ce sont des produits de mauvaise qualité qui ont été stockés à l’air sous la pluie. Il y a 10% de pertes, ce sont des pertes répercutées sur les prix et donc globalement les prix dans les petites boutiques ont augmenté de 30% au cours de l’année qui s’est écoulée. Ca se voit au terme de chiffres d’affaires et il y a donc beaucoup de gens qui n’ont pas les moyens de faire face à cette augmentation.
L’administration est également présente au niveau de l’organisation à l’intérieur de la bande de Gaza. Les colonies évacuées, c’est 30% de la surface de Gaza qui a pu être rendu à l’agriculture et l’idée étant l’autosuffisance – quels sont les produits que nous n’arrivons pas à importer ? Essayons de les produire - Donc il y a une production avec des vaches laitière, il y a de la pisciculture qui a été crée et puis toute une série de produits agricoles strictement concentrée sur les produits qui manquent. Et là actuellement il y a un énorme développement de cette région, il y a des centaines d’hectares qui sont cultivés et qui arrivent au stade de la production et qui se développent à toute vitesse avec un système d’irrigation par goutte à goutte, et ça fonctionne très bien.
Tunneliers enregistrés
Les tunnels ne sont pas des initiatives individuelles incontrôlées, c’est au contraire parfaitement contrôlé. Le maire de Rafah et son conseil municipal qui nous ont reçu, nous ont fait visiter ces tunnels. Tous les tunneliers sont enregistrés officiellement au niveau de la mairie de Rafah avec le nom du propriétaire. Les conditions de rémunération des employés sont précisées en particulier parce que c’est un travail qui est dangereux. Il y a des tunnels qui se sont effondrés, qui ont été bombardés, qui ont été gazés. En cas de blessure ou de décès d’un employé du tunnel, les indemnisations de la famille sont prévues dans ces contrats.
Et donc ces tunnels, il y en a plusieurs centaines, de très grand calibre. Ils fonctionnent à plein rendement. Par exemple en ce qui concerne l’essence : on ne trimballe plus l’essence dans des bidons, il y a des véritables pipes et l’essence est quatre fois moins cher qu’en Israël.
Et n’est pas du tout fini avec le « mur souterrain » égyptien, parce que ce mur est vraiment quelque chose de très curieux même sur le plan conceptuel. Ce mur est une espèce de barrière métallique qui au lieu d’être à l’extérieur est planté dans le sol sur une vingtaine de mètres de profondeur. Donc il est très clair que ceux qui sont capables de construire des tunnels d’un kilomètre, ceux qui ont été capables de faire tomber le mur lorsqu’il était à l’extérieur – souvenez-vous, c’était en janvier 2008, le mur extérieur sur la route Philadelphie a été renversé sur plusieurs kilomètres en une journée – il est clair que les gens qui sont capables de faire ça sont parfaitement capables d’ouvrir un coffre-fort et donc de percer un mur métallique souterrain. Ils sont capables de creuser en dessous. Et ce qui m’a été dit encore ces jours-ci, c’est que ce mur n’a eu que très peu d’effet - bien qu’il soit pratiquement terminé – sur les flux entre l’Egypte et la bande de Gaza.
On peut s’interroger aussi d’ailleurs sur quelque chose de très curieux, c’est que quand on voit du côté Gaza des camions entiers se charger de ciment avec des palettes de ciment qui extraient le ciment, une palette tous les trois minutes, il y a 10 sacs de ciment de 50 kilos, ça fait quand même 500 kilos toutes les trois minutes qui remontent du sol et les camions qui sont chargés à toute vitesse, on ne peut pas s’empêcher de penser que les mêmes camions arrivent de l’autre côté dans le paisible village de Rafah Egypte et que ces camions entiers déchargent leur produit et que finalement il ne se passe rien. Quel besoin y a-t-il de faire un mur souterrain, alors qu’aux yeux de tout le monde les produits arrivent du côté de Rafah. Ca veut dire quoi ? Ca veut dire qu’il n’y a aucune autorité du côté de Rafah Egypte pour empêcher tous ces camions d’arriver.
On pouvait savoir d’emblée que la construction de ce mur souterrain serait inefficace, alors pourquoi l’a-t-on construit ? Est-ce que ce n’est pas finalement une espèce d’habillage psychologique pour l’opinion internationale. Les Israéliens ne sont pas présents physiquement à Rafah au passage entre Rafah et l’Egypte, mais tous les documents d’identité de ceux qui passent dans un sens ou dans l’autre sont transmis aux autorités israéliennes.
Passer à la vitesse supérieure
Les Palestiniens de Gaza attendent des internationaux qu’ils passent à la vitesse supérieure en ce sens qu’ils ne se contentent pas comme moi d’être de simples témoins ou de simples visiteurs qui viennent, qui prennent trois photos et qui après en parlent dans un petit milieu. Ils attendent beaucoup des actions au niveau juridique car au fond, ce qu’ils demandent c’est la justice, tout simplement. Et il y a des organismes qui sont là pour ça. Donc ils attendent énormément des tribunaux concernant les crimes de guerre, ils attendent énormément de l’inculpation de dirigeants israéliens convaincus de crimes de guerre, ils attendent beaucoup de choses du boycott des produits israéliens car pour eux, il n’y a que par une inversion des pouvoirs de force qu’Israël acceptera de venir à la table de négociations. Car je vous rappelle que la première demande du Hamas c’est des négociations immédiates, directes, sans intermédiaires avec Israël."