Middle East Watch

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© تموز (يوليو) 2022


A tombeau ouvert - La fabrique éditions - 2003

La crise de la société israélienne

Une double déshumanisation

9 ذو القعدة 1427, par Michel Warschawski

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Dans les territoires occupés, le principe de proportionnalité a été totalement abandonné, et ceci bien avant le début de la seconde Intifada. Deux exemples : depuis 1995, régulièrement, les habitants de l’agglomération de Bethléem (90000 personnes environ) ne peuvent plus utiliser la rue principale, ceci pour garantir la sécurité de quelques dizaines de juifs pratiquants qui viennent parfois prier dans le tombeau de Rachel, situé en plein Bethléem. A Hébron, la sécurité de 150 colons implantés au cœur de la ville a nécessité la fermeture de la rue des Martyrs et du marché aux légumes. De plus, à chaque fête juive. à chaque moment de tension provoquée dans la grande majorité des cas par les colons eux-mêmes, ce sont plus de 100 000 résidents palestiniens qui sont mis sous couvre-feu, parfois pour de nombreuses semaines.
Au déracinement de rangées entières d’arbres fruitiers pour " garantir la sécurité des colonies " a succédé depuis quatre ans, pour la même raison, le déplacement de petits hameaux, et ce sont maintenant des villages entiers qui risquent le même sort.
Dans la colonisation israélienne, les Palestiniens sont réduits de l’état de communauté à celui de problème environnemental, qu’on déplace ou nettoie en fonction des besoins de l’armée d’occupation ou de la colonisation galopante. Avec la seconde lntifada et le mythe de la guerre de survie, cette tendance s’est fortement aggravée.

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Une population de près de quatre millions de personnes est littéralement emprisonnée pour garantir la sécurité des Israéliens, et surtout pour la forcer à capituler et à accepter les offres généreuses de Barak ou de Sharon. Les permis de circuler sont distribués avec une extrême parcimonie, sans tenir compte des problèmes médicaux, sociaux, familiaux, scolaires ou professionnels. Car pour les autorités militaires il n’y a pas de malades, d’étudiants, de grand-mère mourante, mais une population terroriste qu’il faut mater ou faire partir.

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La déshumanisation systématique du colonisé entraîne inévitablement la déshumanisation du colon et de sa société. Le soldat israélien, le colon qui jouit d’une impunité totale, mais aussi la brutalité du discours politique dominant ont d’ores et déjà contaminé la société israélienne : comme la pollution, la violence ne s’arrête pas à la Ligne verte. Les statistiques sur la criminalité en Israël, en particulier sur la violence domestique, le prouvent : en deux ans, les agressions et les meurtres ont augmenté de plus de 20% et i1 ne se passe pas un jour sans que les journaux fassent état d’incidents graves, surtout parmi les jeunes. Ces derniers ont deux modèles auxquels s’identifier : les soldats dont la brutalité est présentée dans les médias comme de l’héroïsme et les colons qu’Ehoud Barak qualifiait de nouveaux pionniers d’Israël.
Au cours de la dernière décennie, le colon est devenu un surhomme qui n’a à tenir compte d’aucune loi, d’aucune institution. Il vole les terres de ses voisins arabes, récolte leurs olives, perce des chemins et en ferme d’autres, interdit l’accès des paysans arabes à leurs terres et, quand il est en colère, organise des raids punitifs. Il a droit de vie ou de mort sur les indigènes, et impose sa loi même aux militaires qui le protègent et sans lesquels il n’est plus rien qu’un misérable voleur.
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Pour comprendre la dégénérescence du soldat israélien, il faut lire et relire le monologue de Moshé Nissim, publié dans le supplément hebdomadaire du quotidien Yediot Aharonot. Moshé Nissim. que ses compagnons de bataillon appellent " nounours kurde ", a conduit pendant 72 heures d’affilée l’immense bulldozer D-9 qui a détruit tout le centre du camp de réfugiés de Jénine : " Difficile ? Vous voulez rire. Je voulais tout raser. Lorsque les officiers me donnaient l’ordre de détruire une maison, j’en profitais pour en détruire plusieurs autres. . . Croyez-moi, on n’en a pas détruit assez. Pendant trois jours j’ai rasé, rasé. Toute la place. Je mettais à bas chaque maison d’où on tirait. Pour les mettre à bas, il fallait en détruire chaque fois plu- sieurs autres. Les soldats avertissaient avec un haut-parleur les habitants pour qu’ils quittent la maison avant que j’intervienne. Mais je n’ai laissé à personne la chance de sortir. Je n’attendais pas... Je donnais à la maisons un coup très fort pour qu’elle s’écroule le plus rapidement possible. D’autres ont peut-être été moins radicaux, ou du moins c’est ce qu’ils disent. Ne croyez pas leurs histoires... Il y avait beaucoup de gens dans les maisons quand on a commencé à les détruire... Je n’ai pas vu de maison tomber sur des gens vivants, mais si tel a été le cas, je m’en fiche. Je suis certain que des gens sont morts dans ces maisons, mais c’était difficile à voir, car il y avait des tonnes de poussière et on a beaucoup travaillé la nuit. J’avais du plaisir à voir les maisons s’écrouler, parce que je sais qu’ils [les Palestiniens] se moquent de la mort, mais la destruction d’une maison leur fait plus mal. S’il y a quelque chose qui me fait mal à moi, c’est qu’on n’a pas détruit tout le camp...
J’ai eu une grande satisfaction, un vrai plaisir. Je n’arrivais pas à m’arrêter. Je voulais continuer à travailler tout le temps, sans arrêt... Après la fin des combats, on a reçu l’ordre de sortir le D-9, l’armée ne voulait pas que les journalistes et les photographes nous voient à l’oeuvre... Je me suis battu contre eux [les officiers] pour qu’ils me laissent continuer à détruire. J’ai eu un grand plaisir à Jénine. Des tonnes de plaisir. C’était comme si j’avais concentré tous ces dix-huit ans où je n’ai rien fait [à l’armée] en trois jours. Les soldats sont venus me voir et m’ont dit : ’’Merci le Kurde merci’’ .
Comment Nissim a-t-il tenu trois jours ? " Vous savez comment j’ai tenu 75 heures d’affilée ? Je ne suis pas descendu du D-9 . Je n’avais aucun problème de fatigue, parce que je n’ai pas arrêté de boire du whisky... J’en avais pris dans mon sac. Tout le monde avait pris des vêtements, mais moi je savais ce qui nous attendait. J’ai pris du whisky et des pistaches. Jénine m’a aidé à oublier mes soucis... "
Deux mois avant le massacre de Jénine, Robert Fisk, correspondant de guerre de l’Independent écrivait déjà que l’armée israélienne n’est plus une armée moderne, qu’elle est faite " de bandes armées qui saccagent tout sur leur chemin, et qu’on laisse
commettre des actes de pillage en toute impunité ". Il ajoutait d’ailleurs que du point de vue opérationnel, l’armée semblait avoir perdu ses capacités, se contentant d’un usage de force massif et disproportionné.
Le pillage a toujours existé dans les guerres mais par le passé, dans l’armée israélienne, il était sévèrement sanctionné. Dans la campagne de pacification actuelle, le vandalisme et le pillage sont inscrits dans le message que font passer les directions politiques et militaires : " Pour écraser le terrorisme, vous avez le droit de tout casser ; dans notre guerre de survie, tout est permis ! " En ce sens, Moshé Nissim n’est pas un cas extrême mais le produit d’une dégénérescence généralisée de l’armée d’occupation et d’une société qui, en déshumanisant totalement l’adversaire, est en train de perdre rapidement ce qui en faisait, malgré tout, malgré l’occupation, malgré la spoliation et la discrimination institutionnalisée, une société relativement civilisée dont les institutions - et en particulier l’armée - avaient des comptes à rendre, des normes de comportement et une certaine conception du respect du droit et de la dignité humaine.
Une telle évolution n’aurait pas été possible sans un changement qualitatif du discours dominant, tel qu’il est exprimé non seulement par les dirigeants politiques mais également par les faiseurs d’opinion, les médias, les centres universitaires et par les décisions et verdicts des tribunaux.


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