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Le Monde Diplomatique
dimanche 13 صفر 1430, par
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Deux chercheurs israéliens, Avner Cohen et Yoel Cohen, viennent de publier chacun un livre qui traite du « flou nucléaire » considéré comme un élément stratégique de la politique israélienne. L’un et l’autre soulignent que leur livre a été, avant publication, « traité » par la censure et que, comme il est d’usage dans ce pays, ils sont contraints d’affirmer que certaines informations sont fondées sur des sources étrangères.
La principale thèse d’Avner Cohen [1] est l’existence d’une « sainte trinité » du nucléaire israélien : le flou comme politique officielle, la censure comme pouvoir coercitif et le tabou comme attitude sociale. Non seulement cette « sainte trinité » a renforcé le secret sur la question, mais elle a légitimé l’absence de tout débat public. A partir du moment où Israël a eu recours au mensonge pour défendre ses secrets nucléaires vis-à-vis de l’étranger, il en a fait autant avec ses citoyens, y compris les membres de la Knesset, et même le gouvernement.
Avner Cohen le constate à juste titre : Israël est actuellement le seul des huit Etats disposant de l’arme nucléaire à maintenir le plus grand flou sur cette capacité. Paradoxalement, même les révélations de Mordehai Vanunu, un ancien technicien de Dimona, sur le programme nucléaire militaire d’Israël dans le Sunday Times [2], il y a près de vingt ans, n’ont rien changé.
Dans la première partie de son livre, Avner Cohen démonte méticuleusement le système utilisé par l’establishment israélien pour maintenir ce flou, à l’extérieur comme à l’intérieur. Il raconte ainsi les difficultés qu’il a personnellement rencontrées pour avoir – vainement – tenté, dans les années 1990, de faire connaître dans son pays le résultat de ses recherches sur le nucléaire en Israël. Après avoir publié aux Etats-Unis, en 1998, un livre intitulé Israël et la Bombe [3], il a été menacé d’arrestation et n’a pas osé, plusieurs années durant, rentrer chez lui. A son retour, en 2001, il fut soumis à de longs interrogatoires : certains organes de sécurité l’accusaient d’« espionnage grave ».
Selon Avner Cohen, le « grand symbole » du grand tabou israélien, c’est la centrale nucléaire de Dimona. Quant à son « petit symbole » – l’Institut biologique de Ness Ziona –, l’auteur en traite, avec des pincettes, dans la dernière partie de son ouvrage. Il évoque en particulier l’affaire Marcus Klingberg. Ce professeur, qui y travaillait, fut arrêté en 1983, jugé à huis clos et condamné pour haute trahison et grave espionnage pour le compte de l’Union soviétique à une peine de vingt années de prison. Son arrestation, son procès, sa condamnation, et même son existence, furent, pendant une dizaine d’années, l’objet du secret le plus total. Gravement malade, Klingberg a été libéré de prison en 1998, mais soumis à un sévère système de restrictions, y compris d’assignation à domicile. Après avoir dû vivre sous haute surveillance, il a enfin pu quitter le pays au début de 2003 pour s’installer en France. Avner Cohen conclut ce chapitre en affirmant qu’au « flou nucléaire » s’ajoute, en Israël, un « flou chimique-biologique »...
Pour sa part, Yoel Cohen consacre la majeure partie de son livre [4] à l’affaire Vanunu. Arrêté et condamné à dix-huit années de prison pour avoir fourni des informations sur Dimona, Mordehai Vanunu a été libéré, après avoir purgé l’intégralité de sa peine, le 21 avril 2004. Le livre comporte un entretien avec lui et, pour la première fois, cite de longs extraits des protocoles de son procès – y compris des témoignages de hauts responsables des services de sécurité d’Israël et de l’ancien premier ministre Shimon Pérès. Le dirigeant travailliste est considéré aussi bien en Israël qu’à l’étranger comme le « père du nucléaire israélien ». A la question de savoir si les révélations de Vanunu n’avaient pas renforcé la capacité dissuasive d’Israël, il aurait répondu, lors d’un briefing de presse : « Je ne sais pas – au moins pas dans un cadre ouvert... »
Tel-Aviv n’a jamais reconnu les faits dénoncés par le technicien de Dimona, et notamment son enlèvement en Italie par les services secrets de son pays, puis son transport manu militari en Israël. Or le juge d’instruction italien Dominici Sicca, après enquête, a conclu en juin 1998 que Vanunu avait en réalité collaboré avec le Mossad afin de rendre publique la capacité nucléaire d’Israël. L’intéressé nie catégoriquement cette allégation. A Yoel Cohen, il a répondu : « La bombe ne dissuade pas. Eux [les autorités israéliennes] la détiennent pour ne pas faire la paix. »
Ce qui frappe enfin, dans le livre d’Avner Cohen comme dans celui de Yoel Cohen, c’est la complaisance et l’hypocrisie des gouvernements des Etats-Unis comme des pays de l’Union européenne à l’égard de l’activité nucléaire d’Israël.
[1] Avner Cohen, Le Dernier Tabou. Le secret de la situation nucléaire d’Israël et ce qu’il faut en faire (en hébreu), Kinneret, Zmora-Bitan, Dvir, Or Yehouda, Israël, 2005, 334 pages, 78 shekels.
[2] Sunday Times, Londres, 5 octobre 1986.
[3] Avner Cohen, Israel and the Bomb (en anglais), Columbia University, New York, 1998, 470 pages, 70 dollars (édition de poche en 1999, 478 pages, 21,95 dollars).
[4] Yoel Cohen, Le Guetteur de Dimona. Vanunu, Israël et la bombe (en hébreu), Editions Babel, Tel-Aviv, 2005, 416 pages, 98 shekels.